Etrangers agressés, migrants abandonnés dans le désert en Tunisie : pourquoi la communauté internationale ne réagit pas
La situation des personnes migrantes subsahariennes en Tunisie reste alarmante après la vague de rafles et de déplacements forcés qui a eu lieu début juillet. Le silence de la communauté internationale et l’absence de sanctions inquiètent.
Tout a commencé par un discours du président tunisien, Kaïs Saïed, le 21 février 2023, dénonçant l'arrivée de "hordes de migrants clandestins”, fruit d’une "entreprise criminelle pour changer la composition démographique de la Tunisie” et estomper son caractère "arabo-musulman". Il a également appelé à des "mesures urgentes" pour lutter contre la présence des exilés venant d'Afrique subsaharienne, pour beaucoup présents et travaillant à Sfax, capitale économique et point de départ des bateaux clandestins vers l'Europe. Un discours raciste et xénophobe qui a légitimé les violences commises par des Tunisiens à l’encontre d’immigrés noirs mais aussi de Tunisiens noirs, pris à partie lors d’agressions racistes.
Totalement dans le déni, le gouvernement n’a jamais cherché à apaiser la situation mais l’a, au contraire, aggravé. À la suite d'affrontements entre Tunisiens et migrants subsahariens le 3 juillet à Sfax, causant la mort d’un Tunisien, les autorités tunisiennes organisent alors des raids selon les observateurs sur place.
“Des centaines d’étrangers africains noirs de nombreuses nationalités, en situation régulière ou irrégulière” ont été expulsés et transférés de force, dans des bus, vers les frontières libyennes et algériennes selon l’ONG Human Rights Watch (HRW), dans un rapport très détaillé, publié le 19 juillet. Au moins 1 200 personnes réparties en plusieurs groupes auraient été concernées par ces rafles.
Concernant les personnes expulsées à la frontière libyenne, elles sont restées plusieurs jours au poste frontière de Ras Jedir sans qu’on leur apporte de l’eau ou de la nourriture. Des allégations de maltraitance et d’agression sexuelles ont aussi été rapportées dans le rapport de HWR. Malgré un accord arraché entre la Tunisie et la Libye, le 10 août, pour “se partager les groupes de migrants présents sur la frontière”, la situation reste préoccupante puisque 27 personnes sont mortes dans le désert tuniso-libyen et 73 autres sont portées disparues selon les dernières informations de l’AFP.
Une saisine exceptionnelle du Comité contre la
torture
De nombreuses organisations telles que Human Rights Watch, Avocats sans frontières, Amnesty International ou encore le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), ont détaillé dans divers communiqués la liste des traités et conventions internationales bafoués ainsi que des lois tunisiennes transgressées.
Entre autres, la Tunisie ne respecte pas la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples “qui interdit les expulsions collectives”, elle ne respecte pas non plus la Convention contre la torture qui “interdit les retours forcés ou les expulsions vers des pays où les personnes risquent d’être torturées, de voir leur vie ou leur liberté menacées, ou de subir d’autres préjudices graves”. Elle bafoue également la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ou encore les Conventions de Genève.
“La Tunisie a signé l'accord de Genève sur le statut des réfugiés et tous les autres accords de façon souveraine, souligne Ramy Khouili, directeur du bureau Tunisie d’Avocats sans frontières. Elle se doit ainsi de respecter les dispositions et notamment le principe de non-refoulement, manifestement bafoué lors de cette dernière crise car les personnes ont été refoulées à la frontière sans aucune garantie d’être prises en charge."
Des recours juridiques pour aboutir à des sanctions ont été engagés. “L'Organisation mondiale contre la Torture a saisi le Comité contre la torture des Nations unies. Il y a également eu une saisine du Comité pour l’Elimination de la discrimination raciale et du Conseil des droits de l’Homme”, détaille Ramy Khouili. En effet, un communiqué des experts de l’ONU du 18 juillet appelle les autorités tunisiennes à “enquêter sur les actes de violence signalés et garantir l'accès à la justice et aux voies de recours pour les victimes”.
Cette saisine du Comité contre la torture par l’OMCT suite à une plainte d’une personne expulsée dans la zone tampon de Ras Jedir serait exceptionnelle comme le détaille Hélène Legeay, directrice juridique de l’OMCT, dans une interview à Jeune Afrique le 11 juillet.
Le silence "assourdissant" de la communauté
internationale
Obtenir des condamnations juridiques prend du temps. Les organisations habilitées à le faire doivent constituer les dossiers, se porter partie civile dans certains cas ou accompagner les personnes qui souhaiteront saisir la justice. “C’est pour cela que nous attendons aussi des condamnations de la part de la communauté internationale et des organisations régionales afin de faire pression sur les autorités tunisiennes et appuyer nos actions, souligne Ramy Khouili, d'Avocats sans frontières. L’Union européenne et l’Union africaine se sont exprimées en février dernier à la suite du discours raciste et xénophobe du président Kais Saïed. La Cour africaine des droits de l'homme s'est également exprimée lorsque le Parlement tunisien a été dissous et que le président s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021. Pourtant, nous constatons une absence de réactions pour cette catastrophe-là alors que nous en espérons beaucoup." Des réactions et des condamnations seraient d’ailleurs préférables à des sanctions économiques qui fragiliseraient la population au lieu de faire reculer le gouvernement selon lui.
"C’est un silence assourdissant qui est la signature d'une déshumanisation rampante, sournoise, dans le regard et le traitement de la question migratoire."
L'avocat William Bourdon, président de la Plateforme de Protection des Lanceurs d'Alerte en Afrique (Pplaaf) et ancien secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l'Homme
à franceinfo
Cette absence de condamnation s’explique par le contexte géopolitique selon Myriam Benraad, docteure en sciences politiques et professeure de relations internationales à l’Université internationale Schiller : "La Tunisie n’est pas un point de fixation pour la communauté internationale, analyse-t-elle. L’urgence est plutôt sécuritaire et concerne notamment la stabilité au Sahel. Sachant aussi que pour de nombreux pays africains, la problématique de la traite des migrants est un problème libyen car c'est par cet Etat en situation de guerre civile prolongée que le plus de migrants transitent."
La Tunisie, dont les côtes sont à quelque 130 kilomètres de l’île italienne de Lampedusa, devient depuis plusieurs années un point de départ majeur des personnes migrant vers l’Europe. Selon les chiffres de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) cités dans le rapport de HRW, au premier semestre 2023, il y a eu plus d'arrivées en Italie par bateau en provenance de la Tunisie (37 720 personnes) que de la Libye (28 558 personnes). Les trois nationalités les plus représentées pour le moment sont la Côte d’Ivoire, l’Egypte et la Guinée. Il y a également 7% de Tunisiens parmi les départs à cette même période.
L'Union européenne et la Tunisie, partenaires sur
l'immigration
De fait, la Tunisie demeure un partenaire important dans la lutte contre la migration illégale vers l’Europe. C’est d’ailleurs un point de crispation dans cette crise. Presque tous les communiqués des ONG et des observateurs de la société civile tunisienne fustigent l’hypocrisie du "Mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global", signé le 16 juillet au Palais de Carthage, dans lequel figure une partie sur la gestion de la migration illégale.
"Ce n’est pas une priorité pour l’Europe de faire pression sur la Tunisie parce que c’est désormais un partenaire privilégié concernant la gestion de la migration subsaharienne, outre ses liens économiques avec l'UE."
Myriam Benraad
à franceinfo
Ce partenariat porte sur la lutte contre l'immigration irrégulière, les énergies renouvelables et le développement économique. Il y est mentionné le désir de “développer une approche holistique de la migration” sans vraiment décrire ce que cela signifie. Il faut, selon le texte de l’accord, faire “valoir les avantages de la migration dans le développement économique et social” mais également “remédier aux causes profondes de la migration irrégulière”. Il prévoit une aide de 105 millions d'euros pour lutter contre l'immigration irrégulière et une aide budgétaire de 150 millions d'euros. Et précise que tous les retours de personnes en situation illégale (depuis l'Europe ou depuis la Tunisie) devront se faire dans “le respect du droit international et de leur dignité”.
“Cet accord est une grande déception pour nous, répond Ramy Khouili. En pleine crise de violences, de haine raciale et de traités internationaux bafoués, l'image que cela renvoie c’est que l’Union européenne, qui se veut une 'Union de valeurs' est au chevet de l’autocratie en devenir en Tunisie.” L’ONG Avocats sans frontières, avait d’ailleurs publié un communiqué suite à la signature de cet accord pour réclamer sa dissolution. “Nous dénonçons cette approche opaque qui n'a pas été faite dans une logique de concertation des personnes concernées, qui ont connaissance du dossier et peuvent porter les véritables revendications des personnes migrantes de part et d'autre de la Méditerranée. Donc, bien évidemment, on ne peut qu'appeler à arrêter toute coopération en matière de migration qui ne soit pas basée sur le respect des droits humains”, conclut Ramy Khouili.
La "schizophrénie occidentale sur les questions
migratoires"
Même son de cloche pour la docteure en sciences politiques, Myriam Benraad : “La signature de cet accord illustre la schizophrénie occidentale sur les questions migratoires et les droits de l’Homme au sens où les normes démocratiques sont constamment mises en avant parallèlement à la signature d’accords avec des pays dans lesquels les dérives autocratiques sont claires, commente-t-elle. C’est assez schizophrénique aussi parce que l’Europe elle-même n’a pas de politique claire concernant l’immigration, au-delà d'une obsession pour la stabilité."
Au lendemain de la signature de l’accord, des députés européens s’insurgeaient déjà d’un tel partenariat comme le rapportait Euronews. Plus récemment, ce sont 379 chercheurs et membres de la société civile de plusieurs pays qui demandent la suppression de cet accord. Contactés par franceinfo, les services du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères n’ont pas répondu à la demande d’interview.
“C’est la politique du chèque qui se rejoue comme avec la Libye au temps de Kadhafi, appuie Myriam Benraad. L’Europe, frappée par une montée des populismes et nationalismes de droite dans plusieurs pays depuis plusieurs années, se contente relativement bien de cette situation puisque les migrants déplacés de force dans le désert sont supposés ne plus traverser la Méditerranée - du reste est-ce pour l'heure la croyance qui prévaut.” Une stratégie qui n’empêche pas les départs. Récemment, deux naufrages d’embarcations ont eu lieu près des côtes tunisiennes.
“Ce qu’il manque aujourd’hui, ajoute Myriam Benraad, c’est une réelle coopération internationale et régionale. Au niveau africain par exemple, il n’y a pas d’accord entre les États du Maghreb et les États sahéliens ou plus au sud en Afrique de l'Ouest quant à la problématique des déplacements de population et des migrations illégales depuis le continent."
En attendant, les violences sont toujours en cours en Tunisie. Les exilés subsahariens qui n’ont pas été chassés, se cachent pour éviter de nouvelles attaques. Le 10 août, InfoMigrants publiait des vidéos montrant la détresse d’une cinquantaine d’exilés venant d’Afrique subsaharienne, retenus prisonniers dans un lycée, au centre du pays.
Les décisions des organes des Nations Unies de plus en
plus disqualifiées
Selon l’avocat William Bourdon, il est probable que la Tunisie soit poursuivie pour crimes contre l’humanité, au regard des faits commis. “La Tunisie a ratifié le statut de la Cour pénale internationale (N.D.L.R: en 2011), précise-t-il. Ainsi, je pense qu'une enquête préliminaire pourrait être ouverte par le bureau du procureur de la CPI sur des possibles crimes contre l’humanité lorsqu’elle sera saisie. Le crime contre l'humanité est une attaque généralisée contre une population, notamment en fonction d'un critère racial et en exécution d'un plan ou d'une politique d'Etat. La CPI devra étudier si l’effet de seuil fixé par le droit international est franchi ou pas.”
Toutefois, il reste pessimiste sur les effets dissuasifs de sanctions, quand bien même elles viendraient des organes des Nations Unies. “Il y a eu une espèce d'âge d'or dans les années 80-90 pendant lesquelles les ONG ont utilisé tous les instruments [des Nations Unies], parfois avec succès, observe-t-il. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une phase de reflux du multilatéralisme et de disqualification des décisions des organes des Nations Unies. Ce reflux s’est exprimé de façon caricaturale avec Trump mais finalement, beaucoup de pays, y compris la France, s'en indignent de façon hypocrite tout en s'arrangeant de cette perte de légitimité et d'impact des outils de protection des droits humains. Kaïs Saïed profite également de ce climat.”
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